Notre monde technologique compte encore 850 millions d’affamés : si la Chine, l’Inde progressent, l’Afrique recule. Moins que le manque de nourriture sont en cause les transports et l’insécurité.
L’aide alimentaire a des effets pervers, nos exportations subventionnées encore plus.
Les remèdes sont : de bons projets de développement agricole ; des infrastructures au sud ; une bonne gouvernance ; des progrès technologiques.
Voici l’intégralité de la chronique de Philippe Jurgensen :
La faim dans le monde, un scandale qui dure Notre 21ème siècle commençant connaît un scandale dont on parle, hélas, trop peu : celui de la faim dans le monde.
Il est à peine croyable qu’à l’époque de la conquête spatiale et des communications instantanées à travers le globe par Internet, ce fléau moyenâgeux qu’est la famine frappe encore de grandes étendues, parfois des nations entières.
Le rapport de l’Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation (la FAO), publié le mois dernier, le montre : 850 millions de personnes, soit un terrien sur six, souffrent de faim ou de malnutrition ; un enfant en meurt toutes les cinq secondes.
Ce triste bilan de la faim dans le monde montre qu’en dépit des progrès technologiques et de la croissance, le fléau résiste : il y a aujourd’hui en valeur absolue autant d’affamés dans notre monde qu’il y a quinze ans. Si leur part a légèrement diminué en pourcentage (en 1990, environ 20 % des humains avaient faim), c’est seulement parce que la population mondiale a globalement augmenté. L’ « objectif du Millénaire » fixé en 2000 -réduire de moitié le nombre de personnes sous-alimentées d’ici 2015 - ne sera pas atteint.
Il y a une géographie de la faim. Même dans les pays riches, on est surpris de constater que la malnutrition existe encore, malgré tous les programmes sociaux, parmi les exclus : au total, neuf millions d’habitants des pays industrialisés ont faim ; c’est aussi le cas de 25 millions dans les pays dits « en transition ». Mais on ne sera pas étonné que pour l’essentiel, la famine aille de pair avec le sous-développement : elle recule fortement là où la croissance est importante, comme en Chine, en Asie du Sud-est, et en Amérique Latine. Dans mon enfance, il était courant de dire : « mange ta soupe, pense aux petits Chinois qui ont faim ! ». Aujourd’hui, seules les zones rurales les plus reculées de la Chine connaissent la faim. Même l’Inde, en passe de devenir la première puissance démographique du monde, voit la faim reculer ; elle tire le profit de la « révolution verte » avec l’amélioration des semences et des façons culturales. A l’inverse, les régions affamées s’identifient largement aux zones les plus en retard dans la voie du développement, c’est-à-dire en grande partie à l’Afrique Noire (en 15 ans, le nombre de personnes sous-alimentées s’est accru de 12 % en Afrique de l’Est et de 25 % en Afrique Centrale), mais aussi certains pays du Proche et Moyen Orient (y compris le Pakistan), ou de l’arc andin en Amérique du Sud et quelques pays d’Asie Orientale.
Cette carte recouvre, bien sûr, largement celle du dénuement financier absolu. On sait que 1,1 milliard d’humains vivent avec moins d’un dollar par jour. Cependant, il y a des pays très pauvres qui parviennent à faire reculer la famine et des pays nettement plus riches où l’on souffre de la faim malgré un revenu par tête dix fois plus élevé que les précédents ; l’Irak en est un exemple frappant. La carte de la sous-alimentation recoupe également, en grande partie, celle du manque d’eau potable : là encore, le chiffre est énorme : plus d’un milliard d’humains n’ont pas accès à une eau propre.
Outre le drame humain que représentent la faim et la malnutrition, surtout pour des enfants qui en resteront marqués toute leur vie, les économistes mettent en avant les graves conséquences de ce fléau : il est évident que la productivité et la créativité de travailleurs mal nourris ou handicapés par leur passé sont faibles et rendent la croissance et le progrès économique bien plus difficiles dans leur pays. Karl Marx lui-même, en décrivant l’exploitation cynique des forces de travail par le capitalisme sauvage des débuts, ne disait-il pas qu’il est de l’intérêt de celui-ci d’assurer aux travailleurs le niveau de subsistance minimum leur permettant de fonctionner ? Comment comprendre que notre monde, qui prétend avoir dépassé ce stade du rapport de forces primitif, n’assure même pas ce niveau de subsistance à un humain sur six ?
Quelles sont les causes de cette persistance de la faim dans le monde moderne ?
Le paradoxe est qu’il s’agit moins d’une insuffisance globale de la quantité de nourriture produite que d’un problème de transport et d’insécurité.
On sait que le progrès technique a permis, dans les pays développés, de multiplier par dix les rendements à l’hectare cultivé, tout en diminuant de 9/10èmes également la population employée à cultiver ces terres. Les pays développés disposent de larges excédents de céréales, de produits laitiers, de viande, dont ils ne savent que faire. Dans les pays pauvres eux-mêmes, la production alimentaire et les rendements progressent, permettant souvent à ces pays d’être auto suffisants, voire de devenir exportateurs : voyez le cas du Brésil où des poches de malnutrition subsistent pourtant dans le « Nord-Este » ou du Vietnam.
Le problème est que, dans des pays où les réseaux de transports sont faibles, voire inexistants dans certaines zones, il est très difficile d’acheminer les excédents des uns vers les populations en état de déficience alimentaire. L’exemple de Madagascar le montre bien : cette ile, vaste comme la France, et fertile, dispose globalement de ressources alimentaires suffisantes, mais plus du tiers de sa population est sous-alimentée, car elle est incapable de transporter, en période de crise, la nourriture des provinces du nord vers les provinces du sud, plus sèches.
L’insécurité est un autre obstacle grave à la solution du problème. Il est facile de constater une corrélation étroite entre la carte des zones affamées et celle des pays frappés par la guerre civile, - comme la Somalie, le Libéria, le Congo ex belge, l’Angola, le Soudan (avec le drame actuel du Darfour), ou en Asie, l’Afghanistan et, dans un passé récent, le Cambodge.
L’aide alimentaire
La tendance naturelle est alors de se tourner vers l’aide alimentaire, offerte par les pays développés ou par leurs ONG. Peut-elle vraiment faire reculer la faim dans le monde ?
Elle y contribue certes, et est indispensable dans des cas d’urgence. Surmontant leur répulsion politique, les pays développés apportent ainsi, d’année en année, une aide alimentaire à la Corée du Nord, permettant à cinq ou six millions de ses citoyens de se nourrir un peu moins mal ; la communauté internationale a fait de même pour l’Irak de Saddam Hussein. Il existe une organisation des Nations Unies, le PAM (programme alimentaire mondial) qui coordonne la distribution de cette aide alimentaire. Pourtant, cette aide n’a pas vraiment réussi à vaincre durablement la famine. La raison est que là aussi existent des effets pervers, souvent dénoncés par les spécialistes du développement : la fourniture gratuite de boîtes de lait en poudre, de sacs de céréales, de tomates concentrées, aux populations les plus démunies, décourage les producteurs locaux et rend les populations dépendantes d’un apport extérieur qui ne peut se poursuivre indéfiniment. C’est pourquoi les programmes les plus modernes d’aide alimentaire cherchent à s’appuyer davantage, lorsque cela est possible, sur la fourniture d’aliments produits dans des régions en développement voisines plutôt que sur la recherche de débouchés pour les excédents alimentaires des pays du Nord - recherche qui a été, il faut l’avouer, bien souvent à l’origine de ces programmes d’aide alimentaire.
On a beaucoup dénoncé également, à juste titre, la politique à courte vue de subventions de leurs exportations agricoles par les pays riches. Là encore, la concurrence de produits subventionnés venant d’Amérique, d’Europe, décourage les producteurs locaux et conduit à aggraver l’insuffisance agricole des pays les plus pauvres.
Quels remèdes ?
Devant ce désastre persistant, les remèdes qu’il faut apporter au plus vite découlent directement de l’analyse des causes que nous venons de résumer.
Il faut conduire, dans les pays du Sud, des projets de développement agricole durable bien ancrés dans les populations, appuyés par des réseaux locaux d’entretien du matériel agricole et des systèmes de formation pour les paysans, de façon à faire progresser les pays pauvres vers la suffisance alimentaire.
Deuxièmement, et c’est tout aussi important, il faut créer des infrastructures routières, ferroviaires, portuaires, là où elles sont largement ou totalement déficientes. Il sera ainsi possible d’acheminer rapidement la nourriture vers les zones frappées par la famine.
En troisième lieu, ce qu’on appelle aujourd’hui « la bonne gouvernance » est un élément crucial pour une solution durable du problème. Les dictatures prédatrices vivant aux dépens de leur population comme en Corée du Nord, au Zimbabwé ou dans bien d’autres pays d’Afrique, les guerres civiles trop souvent suscitées ou appuyées par les pays voisins, comme on l’a tant vu en Afrique Centrale ou de l’Ouest, et comme on le voit ces jours-ci au Tchad, sont évidemment destructrices. Les pays développés et les organisations internationales doivent avoir des exigences en matière de démocratie et de protection des droits de l’homme et de la règle des droits, et les faire prévaloir malgré les arguments trop souvent mis en avant de la « Real Politik » - c’est-à-dire du cynisme à l’état pur - ou d’un « anticolonialisme » mal compris.
Enfin - c’est la touche positive dans ce sombre tableau ! -, les progrès technologiques en cours offrent des promesses tout à fait intéressantes, à condition de bien vouloir accepter ces fameuses OGM ; les écologistes qui se prétendent tiers-mondialistes ont grand tort de les refuser par principe. On connaît les exemples des espèces nouvelles de riz enrichies en vitamines ou à période de croissance court (riz doré, Nerica), du maïs dopé contre la sécheresse, des bananes résistant aux champignons ou des plantes résistant à la salinité, etc. Le problème est que, comme en matière de santé, les efforts de la recherche ont tendance à se concentrer sur les productions rentables plutôt que sur les « maladies orphelines » ou sur l’amélioration des rendements de productions agricoles typiques du tiers monde. Là aussi nous devons faire un effort pour encourager la recherche sur ces produits (le riz, le sorgho, le manioc, la patate douce...) particulièrement adaptés aux besoins des populations démunies.
Ce combat n’est pas vain. Nous pouvons même être pratiquement certains que la famine sera définitivement vaincue au cours de ce siècle. Mais selon l’implication et les efforts de chacun, cette victoire contre la faim peut se situer en 2030 ou en 2080. Entre ces deux dates, il y a cinquante ans - soit au rythme actuel de la mortalité pour cause de famine (25 000 personnes par jour), plus de quatre cents millions de morts.