Le gaullisme social, une histoire, un avenir
Le général de Gaulle est mort le 9 novembre 1970, il y a maintenant trente-six ans. La société française et le monde d’aujourd’hui ne ressemblent pas à la société française et au monde qu’il connut et où il évolua comme un acteur majeur de la scène politique française et internationale.
Au monde bipolaire de l’Après-Guerre caractérisé par la rivalité de deux grandes puissances antagonistes, la puissance libérale américaine et la puissance communiste soviétique a succédé un monde unipolaire, dominé par la seule hyper-puissance américaine et par le seul modèle économique ultralibéral que cette grande puissance impose au reste du monde depuis la disparition de l’Union soviétique.
Les transformations sociales et économiques du quart de siècle sont considérables. Elles ne sont pourtant le produit ni du hasard ni de la nécessité. La mondialisation économique libérale qui s’est répandue sur la totalité de la planète à la suite de la contre-révolution reagano-thatchérienne n’est rien d’autre que l’internationalisation des marchés financiers, désormais maîtres du monde.
Au lieu de lutter, au nom de l’intérêt général, contre ce système esclavagiste et inégalitaire, les gouvernements, feignant de le croire irréversible, préfèrent s’y adapter grâce à ce qu’ils appellent des « réformes nécessaires », toutes orientées vers les privatisations, la flexibilité de l’emploi qui engendre la précarité, le démantèlement des services publics, de la protection sociale, du code du travail, du système de santé et du système éducatif.
Pour ma part, je réponds oui et je vais tenter d’en expliquer les raisons.
Force est de constater que depuis de nombreuses années, l’ensemble de la classe politique a renoncé à toute référence au gaullisme, à commencer par le parti qui a succédé à ce que l’on appelait encore autrefois le « mouvement gaulliste ». De trahisons en revirements successifs, ce parti est devenu sous la direction de Jacques Chirac, puis désormais de Nicolas Sarközy, une machine de guerre électorale au service exclusif de son président. L’UMP ne défend pas les intérêts de la collectivité et de la nation, c’est un parti privatisé.
Bref, voilà un condensé de tout ce que le général de Gaulle détestait et combattit toute sa vie, lui qui méprisait les partis, lui qui n’agissait qu’en fonction de l’intérêt général, de la solidarité nationale et des principes de la République, Une et Indivisible. Il faut rappeler tout d’abord qu’à aucun moment, dans aucun discours ni écrit, le général de Gaulle ne s’est réclamé de la droite.
Le général de Gaulle avait eu également cette formule, propre à inquiéter nos prétendues « élites » dirigeantes : « Quand la lutte s’engage entre le peuple et la Bastille, c’est toujours la Bastille qui Þnit par avoir tort. »
Si le général de Gaulle n’a plus d’héritiers sur la scène politique, il n’en reste pas moins qu’il demeure paradoxalement le personnage historique que les Français admirent le plus, quelle que soit leur sensibilité politique, gauche et droite confondues.
À ce sujet, le grand écrivain Romain Gary, alias Émile Ajar, qui fut un aviateur de la France libre et un compagnon de la Libération, écrivit ces lignes prémonitoires à la mort du général de Gaulle :
L’homme n’est plus mais ce qui demeure, et qui mènera la vie dure aux médiocres, aux menteurs, aux truqueurs, aux accapareurs du pouvoir et autres cyniques, c’est un précédent, lui-même magnifié par la stature de l’homme qui aura créé ce précédent. Pour la première fois de toute son histoire le peuple français a un point de référence. Et c’est pourquoi, il se pourrait bien que la plus grande oeuvre de De Gaulle soit posthume et que sa disparition marque le pays beaucoup plus profondément que ce qu’il aura pu accomplir en tant que Chef d’État. Il se pourrait bien qu’à sa mort, de Gaulle exerce plus de pouvoir qu’il n’en a jamais exercé de son vivant.
C’est dès l’époque de la guerre qu’apparaît le gaullisme social. En novembre 1943, le général de Gaulle s’adressait ainsi à l’assemblée consultative provisoire à Alger :
La France veut que cesse un régime économique dans lequel les grandes sources de la richesse nationale échappaient à la nation, où les activités principales de la production et de la répartition se dérobaient à son contrôle, où la conduite des entreprises excluait la participation des organisations de travailleurs et de techniciens dont cependant elle dépendait. Il ne faut plus qu’on puisse trouver un homme ou une femme qui ne soient assurés de vivre ou de travailler dans des conditions honorables de salaire, d’alimentation, de loisir, d’hygiène et d’avoir accès au savoir et à la culture.
Le 15 mars 1944 est diffusé avec le titre Les Jours heureux et sous la responsabilité du Général de Gaulle, le programme du Conseil national de la Résistance (CNR), organisme changé d’assurer en France, la coordination des mouvements de résistance, des maquis, de la presse et des représentants des partis opposés à Vichy. Le CNR avait été voulu par le général de Gaulle et mis en place, grâce à l’action héroïque et au sacriÞce de Jean Moulin, le représentant du Général de Gaulle en France occupée. Or, le programme du Conseil National de la Résistance traduisait une volonté très affirmée de transformation sociale et de retour aux valeurs de la République, foulées aux pieds par le régime de Vichy.
Fait exceptionnel, ce projet très ambitieux était porté par un remarquable consensus. Élaboré dans la clandestinité, il avait été approuvé par toutes les composantes de la Résistance. Ce texte, pour la première fois dans notre histoire, donnait sa dimension sociale à la République. Un texte véritablement révolutionnaire et qui est aujourd’hui encore d’une brûlante actualité. Il réclamait l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie et préconisant la « participation des travailleurs à la direction de l’économie », le fameux concept de participation que le général de Gaulle reprendra sous la Ve République.
Le programme du Conseil national de Résistance demandait aussi la nationalisation des grands moyens de production monopolisés, des sources d’énergie et des richesses du sous-sol, un plan complet de sécurité sociale, le droit au travail et la sécurité de l’emploi, la garantie du pouvoir d’achat, une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours, le droit à l’instruction pour tous. Enfin, le Conseil national de la Résistance voulait « assurer la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères ».
Le programme du CNR fut appliqué après la libération par le Gouvernement provisoire du général de Gaulle qui regroupait toutes les forces de la Résistance et au sein duquel figuraient à juste titre des ministres communistes. Furent ainsi créés la Sécurité sociale, les retraites généralisées, les grands services publics, les comités d’entreprises, les lois sociales agricoles, le droit à la culture pour tous.
Le vaste secteur nationalisé industriel et financier restera intact. Et le général de Gaulle qui était un très ferme partisan de la planification, qualifiée par lui-même d’« ardente obligation », veillera à ce que les gouvernements successifs de Michel Debré, Georges Pompidou et Maurice Couve de Murville fassent preuve de dirigisme en matière économique et ne se laissent pas dicter leurs lois par les féodalités financières et industrielles.
Malheureusement, le temps et les soutiens manquèrent au général de Gaulle pour réaliser ce qui aurait pu être une véritable révolution sociale et l’échec du référendum du 27 avril 1969 sur la régionalisation devait l’amener à quitter le pouvoir sans qu’il ait pu mener à bien ce grand dessein.
Aussi cherchait-il à sortir de l’opposition entre capitalisme et communisme par la recherche d’une troisième voie qui aurait permis aux travailleurs d’être associés non seulement au capital, aux résultats mais surtout aux responsabilités des entreprises.
Dans ses Mémoires d’espoir inachevés, écrits en 1970, peu après son départ de l’Élysée et peu avant sa mort, le Général décrivait la Participation comme « un nouveau régime qui règle les rapports humains de telle sorte que chacun participe directement aux résultats de l’entreprise à laquelle il apporte son effort et revêt la dignité d’être pour sa part, responsable de l’oeuvre collective dont dépend son propre destin. »
N’est-ce pas la transposition sur le plan économique, compte tenu des données qui lui sont propres, de ce que sont dans l’ordre politique les droits et les devoirs du citoyen ?
SC’est dans ce sens que je tenterai d’ouvrir toute grande en France la porte à la participation qui dressera contre moi, l’opposition déterminée de toutes les féodalités économiques, sociales, politiques, journalistiques qu’elles soient marxistes, libérales ou immobilistes. Leur coalition, en obtenant du peuple que dans sa majorité, il désavoue solennellement de Gaulle, brisera sur le moment, la chance de la réforme en même temps que mon pouvoir. Mais, par delà les épreuves, les délais, les tombeaux ce qui est légitime peut un jour être légalisé, ce qui est raisonnable peut finir par avoir raison.
En ce qu’elle vise à mettre fin à l’aliénation des travailleurs salariés, la participation s’intègre parfaitement à l’axe principal de la pensée politique et sociale du général de Gaulle, laquelle peut se définir par trois objectifs : 1°) le liberté ; 2°) la maîtrise par chacun de son propre destin ; 3°) l’accession de tous, à commencer par les plus défavorisés, à la dignité.
Toute l’action historique du général de Gaulle s’ordonne autour de ces trois objectifs. On peut, en faire un récapitulatif éclairant à cet égard.
— la résistance contre le nazisme et la Libération de la France occupée ;
— le retour, dès la victoire, aux libertés démocratiques et républicaines ;
— le pacte social qui nous régit encore en 2005 ;
— le droit de vote accordé aux femmes ;
— le respect du peuple souverain par le recours constant au référendum ;
— l’élection du président de la République au suffrage universel ;
— l’émancipation des peuples colonisés et leur accès à l’indépendance ;
— l’ambition de créer une Europe des peuples et des nations et non une Europe supranationale dirigée par des technocrates échappant à tout contrôle démocratique ;
— le refus de toute hégémonie au niveau international et notamment de l’hégémonie américaine ;
— le retrait de la France de l’OTAN afin d’assurer son indépendance ;
— la réaffirmation obstinée du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, proclamée en tout lieu, aussi bien à Montréal (Vive le Québec libre) qu’a Phnom Penh, pour réclamer le retrait des troupes américaines du Viêt-nam ;
— la reconnaissance officielle de la Chine, jusque là mise à l’écart de la scène internationale ;
— la volonté de rapprocher les peuples du monde autour de nos trois principes républicains de Liberté, d’Égalité et de Fraternité.
Le gaullisme social et toutes les actions que je viens d’énumérer avaient un seul et même but : libérer les hommes et les peuples de tout ce qui les opprime, les asservit et les humilie. Une incitation à la résistance contre toutes les tyrannies, contre toutes les situations d’aliénation, au nom de la défense et de la promotion de la dignité humaine : « Le combat pour l’homme est le seul combat qui vaille » disait-il dans l’affirmation d’un principe de portée universelle.
Le gaullisme social doit dès lors être considéré comme une puissante arme révolutionnaire, à utiliser pour nous libérer de l’idéologie ultra-libérale qui nous enserre à l’échelle mondiale et qui réduit les hommes à n’être que de simples instruments livrés à la loi de la jungle, propice à ces grands prédateurs que sont les grandes puissances financières et les multinationales.
Tous les Français, qui ont voté Non au référendum du 29 mai 2005 et qui ont participé au réveil du peuple français contre les forces de la servitude, ne doivent avoir aucun complexe à se réclamer du Général de Gaulle et du gaullisme social. Chaque citoyen de notre pays peut légitimement se revendiquer de son exemple au nom de la défense de la République et de la France.
Pas de la France antigaulliste dont nous avons honte, cette France réactionnaire et xénophobe qui déteste les étrangers et qui veut en faire les boucs émissaires de nos difÞcultés pour faire oublier ses propres responsabilités. Mais de la France que nous aimons et dont nous pouvons être Þers. La France qui, tout au long de son histoire, se dressa pour défendre les opprimés, les offensés, les humiliés, les plus défavorisés. La France des Lumières et de la Révolution française. La France des soldats de l’An II et de la bataille de Valmy.
La France de Victor Hugo et des Misérables. La France de Victor Schoelcher et de l’abolition de l’esclavage. La France de la République. La France de Jaurès et de la Justice sociale. La France de la Résistance. La France de Jean Moulin et du maréchal Leclerc. La France du général de Gaulle. La France qui reste pour beaucoup d’étrangers de par le monde, la patrie des Droits de l’Homme et le symbole de la Liberté.
Un texte fondateur qu’il nous appartient de faire respecter par tous : des responsables politiques aux simples citoyens. Nous devons rappeler à ceux qui l’auraient oublié que nous ne sommes pas une nation à fondement ethnique ou religieux, mais une nation de citoyens libres et égaux en droits et en devoirs.
Face à la grave crise sociale des banlieues, il nous appartient de condamner toute violence d’où qu’elle vienne, mais aussi toute ségrégation ou apartheid susceptibles de frapper nos compatriotes issus de l’immigration qui appartiennent souvent aux catégories les plus défavorisées et qui sont cependant des Français comme les autres.
Pour nous le République ce n’est ni l’exclusion, ni la xénophobie, ni la répression policière aveugle, érigée en panacée universelle. La République, c’est la compréhension des problèmes l’égalité et la fraternité. C’est aussi un ordre public qui repose sur la justice sociale.
Et c’est au nom de la France et au nom de la République que nous devons appeler su renversement d’un système qui opprime l’ensemble de la planète. Deux politologues américains : Seymour Martin Lipset et Gary Mars ont dressé ce constat lucide :
Pour clore mon exposé, j’aimerai rendre hommage à un éminent gaulliste de gauche qui nous a quittés il y a un peu plus d’un an : Paul-Marie de La Gorce en vous lisant la très émouvante conclusion de sa monumentale biographie consacrée au Général de Gaulle et qui sera aussi ma conclusion :
Quand tout est dit sur les nations, les États, les sociétés, le monde et l’histoire, reste l’irréductible. Ce qui restera de l’aventure que de Gaulle a vécue et fait vivre. La fureur devant la défaite de 1940, le dégoût pour les partisans de la servitude. La passion sans mesure qui emporta les Français libres et les Résistants. La force de lutter qui accompagna les déportés jusque dans leur calvaire. La fraternité des combattants et des clandestins dont tous ceux qui l’ont connue gardent l’indicible nostalgie. Et les fusillés sans nom qui sont tombés en criant « Vive de Gaulle ». L’histoire, sans doute, recouvrira tout. En fin de compte, restera, peut-être, quelque chose de plus que l’Histoire.
Gilles BACHELIER